Peindre ou dessiner ? Si l'un précède l'autre, pour Luco Espallergues la question ne se pose pas, elle s'oppose. C'est dans leur confrontation que l'oeuvre prend corps. Pour lui, la question du corps reste aussi fondamentale que la lutte pour la vie. Corps entrelacés, ring ou arène, catch à quatre, le dessin s'y fait à quatre mains, poussé par la part enfouie du cerveau reptilien. Laocoon des temps modernes qui s'abandonne à l'étreinte pour mieux la pénétrer. Car il y a du sexe en excès qui déborde du cadre quand le trait stimule la peinture comme le fouet la chair.
La question du cadre ne se pose alors plus. Le dessin occupe la feuille par simple nécessité, guidé par le regard sans que la main  contrôle ce qui s'opère. Le Luco dessine comme un amant caresse,  par instinct, les yeux plantés dans le regard de l'autre, et, sous la pression des sens, l'ébullition a cours. Il faut alors chercher au-delà du cadre ce qui hante la toile car il n'y perdure que ce que le regard a ciblé, une impression première, primaire, primitive, primordiale où le peintre distribue ses coups à l'aveuglette comme un amoureux trompé, dans sa rage de ne pouvoir retenir ce qui, trop fugace, échappe à ses sens.
 
Art brut ? Certainement pas ! Le procédé est trop savant lorsqu'il cède à des penchants maintes et maintes fois remis sur le métier avec une fidélité naïve qui, a elle seule, rachète ce qui procède d'une intention.
Cette fidélité est chez Lui une vertu cardinale et rejaillit dans son travail quasi compulsivement. J'en suis témoin, il y a trois décennies que nous nous connaissons. Il fut et reste l'un de ceux avec qui je prend un  infini plaisir à discourir sur l'art. Son érudition n'est jamais livresque, elle est nourrie de ses exils : Bagdad, Kaboul, Tananarive ... Elle se cache sous un voile pudique qui confère au regard toute l'intensité orientale des femmes aimantes.
Femmes, phasmes et phantasmes, il y a de l'amante religieuse dans ce qui le dévore et nous consume. Compulsive, à la fois constrictrice et libératrice, la peinture lui est un mal nécessaire qui le renvoie sur le chemin de sa propre guérison. 
Hors norme, autodidacte et fidèle à en mourir, il cultive secrètement une sorte de désespoir raisonné proche de l'enfer de Dante et des fidèles d'amour. Se serait-il trompé de siècle ? 
Je ne le pense pas, mais la question a du sens, car il y a chez lui un double qui le précède comme un fantôme dans l'ombre duquel il ne cesse d'évoluer. Or les fantôme n'ont pas d'ombre. Alors, qui donc se cache derrière ce vieux peintre espagnol, ce petit maître fictif dont il porte le nom ? Personne mieux que lui nous racontera le mal qui le hante. Si ces lignes, que je lui dédie, portent en soi quelque utilité, j'insiste  pour qu'il nous donne à lire ici, dans ce petit catalogue  auquel s'adresse cette préface, le dialogue d'outre-tombe qu'il poursuit depuis des lustres avec ce peintre de rétable dont il a retrouvé l'histoire parce que le texte et l'image flirtent chez lui avec une grâce aussi légère que tenace.

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 Le Retable de l'Incarnation     
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